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DATE DE PUBLICATION : 15 FÉVRIER 2023
 

Alors que le développement de l’antibiorésistance représente un problème tel qu’on parle aujourd’hui de pandémie silencieuse, une défaillance du marché des antibiotiques freine l’indispensable innovation dans ce domaine. Une problématique à laquelle des chercheurs de la Toulouse School of Economics (TSE) s’intéressent.

Ils proposent un mécanisme original de rémunération de l’innovation, prenant la forme d’un bon (ou voucher) cessible à une autre société pharmaceutique et lui donnant le droit de prolonger la période d’exclusivité d’un de ces médicaments. La publication récente des résultats de leurs travaux met en avant les bénéfices de ce système. Pour en savoir plus, nous avons rencontré Pierre Dubois, Directeur du Centre Santé de TSE.

Pierre Dubois, Director of the TSE Health Center

Pierre Dubois, Directeur du Centre de Santé de la Toulouse School of Economics

 

Nouveaux antibiotiques : des quantités et des prix trop faibles

« En principe, dans une économie de marché, ce sont les besoins qui attirent les investissements. Dans le cas des antibiotiques, on sait qu’il y a des besoins, mais on ne voit pas l’innovation arriver, » explique Pierre Dubois. Pourquoi ? parce que les investisseurs savent qu’ils ne pourront pas avoir le retour sur investissement attendu.

Pour Pierre Dubois, la principale faille du marché des antibiotiques est liée à la nécessité de préserver la valeur publique de ce « bien commun ».  « La consommation d’antibiotiques a une valeur privée, à court terme, pour chaque patient mais elle a également un impact dans la population car elle favorise le développement de l’antibiorésistance. Il faut tenir compte de cette externalité », précise-t-il.  Dès lors, l’objectif des systèmes d’organisation des soins va être de réduire la consommation d’antibiotiques. « Une difficulté supplémentaire vient du fait que, pour préserver l’efficacité des nouveaux antibiotiques, on ne veut les utiliser qu’en cas de dernier recours », ajoute Pierre Dubois.

La conjonction de ces deux volontés signifie que les industriels de la santé qui lanceraient de nouveaux antibiotiques sur le marché ne pourraient escompter que de petits volumes de ventes.  Il faudrait donc des prix de vente élevés pour en assurer la rentabilité. Or, au contraire les prix de ventes sont faibles. Selon Pierre Dubois, « cette association prix faibles et quantités faibles explique l’insuffisance des investissements dans l’innovation en matière de nouveaux antibiotiques ».

Pour stimuler efficacement l’innovation, une des voies est de déconnecter la rémunération de l’innovateur des quantités vendues «pour cela, la volonté politique est essentielle », commente Pierre Dubois.

 

Les extensions d’exclusivité transférables ou « vouchers »

Face à ce constat, l’équipe de TSE a creusé une option : l’utilisation d’extensions d’exclusivité transférables ou vouchers. Le principe : l’innovateur reçoit une extension des droits de propriété intellectuelle pour la mise au point d’un nouvel antibiotique . Il peut l’utiliser lui-même ou bien le vendre à un détenteur d’un médicament très rentable (un blockbuster) dont le brevet (donc la période d’exclusivité) va bientôt expirer : il  pourra ainsi retarder l’arrivée de génériques équivalents. A l’échelle de l’Europe, l’Agence Européenne des Médicaments (EMA) pourrait être le régulateur de ces vouchers.

L’avantage de ce mécanisme est qu’il s’impose à chaque pays qui utilise cet autre médicament.. Bien sûr, cela signifie que le médicament qui bénéficie d’une extension d’exclusivité est vendu à un prix élevé pendant une période plus longue. Ainsi, ce mécanisme a un coût social, puisque c’est le système de santé de chacun des pays qui le finance.

Les chercheurs ont donc comparé, dans différents pays européens, le ratio coût/bénéfice pour la collectivité d’une rémunération de l’innovateur sous forme de voucher par rapport à une prise en charge directe classique. « Cette comparaison montre que le coût du voucher est en général moins élevé du fait de la marge des génériqueurs et du coût des fonds publics » indique Pierre Dubois. « En effet, pour verser 1 milliard d’euros de fonds publics à un innovateur, il faut en réalité, en moyenne, collecter 1,3 milliard en cotisations ou taxes. »

Ainsi, le système est intéressant à la fois en termes politiques, pour aligner l’ensemble des pays européens dans une direction commune, et en termes d’efficacité de la dépense publique.

“En principe, dans une économie de marché, ce sont les besoins qui attirent les investissements. Dans le cas des antibiotiques, on sait qu’il y a des besoins, mais on ne voit pas l’innovation arriver.”

Pierre Dubois, Directeur du Centre de Santé de la Toulouse School of Economics

Quelques précautions à prendre…

La première critique de ce système est une incertitude par rapport à la valeur du voucher. Si celui-ci est associé à une durée (un droit d’exclusivité supplémentaire de 6 mois ou 1 an, par exemple), comment garantir une juste rémunération à l’innovateur ? Pour Pierre Dubois, la solution est simple : il s’agit de fixer la valeur du voucher et non sa durée qui, elle, sera l’objet d’une enchère entre l’innovateur et les sociétés pharmaceutiques : celle qui proposera la durée de maintient exclusif sur le marché la plus courte sera sélectionnée.

Une autre critique cible le pouvoir de marché de l’acheteur. En effet, ceux qui pourront acheter ces vouchers sont de grands laboratoires, et ils sont peu nombreux. L’entreprise produisant le plus gros blockbuster arrivant en fin de période d’exclusivité pourrait ne pas prendre en compte la valeur réelle de ce que le voucher lui rapporterait mais plutôt ce que son premier concurrent serait capable de proposer, ce qui pourrait avoir pour effet d’augmenter le coût social. « En réalité, il n’y a pas beaucoup d’écart entre les premiers blockbusters, donc ces entreprises auront peu de pouvoir », répond Pierre Dubois. Ce pouvoir de marché risque toutefois d’être plus élevé si beaucoup de vouchers sont délivrés en même temps. Une solution est de n’en délivrer qu’un seul par an, quitte à combiner la valeur des vouchers de plusieurs innovateurs. Dans ce cas, c’est un voucher unique qui serait mis aux enchères.

Il est cependant peu probable que le régulateur délivre de grandes quantités de vouchers, d’une part, et que les innovateurs lancent tous des produits nouveaux en même temps, d’autre part. Comme le souligne Pierre Dubois, « le régulateur devra être clair sur le type d’innovations et les critères qu’il est prêt à financer avec ce mécanisme ».

D’autres modèles sont possibles comme celui de la souscription dont le principe est de découpler « prix de ventes et volume », garantissant à l’innovateur une rémunération fixe, sur la base d’une contribution de chaque pays, et ce indépendamment des quantités vendues, puis de commercialiser  le nouvel antibiotique. Mais dans ce modèle, la tentation serait grande pour certains pays de ne pas participer à ce financement, alors qu’in fine il en bénéficierait quand même. C’est ce qu’on appelle le free-riding, un problème que l’on retrouve également dans la lutte contre le réchauffement climatique.

L’autre modèle auquel TSE se consacre est de lier « antibiotique et diagnostic in vitro », afin de rendre obligatoire l’utilisation des résultats d’un test de diagnostic in vitro pour la prescription de tout nouvel antibiotique. Ce système aurait pour mérite de permettre une juste utilisation des antibiotiques et donc de lutter contre l’antibiorésistance. Pierre Dubois ajoute d’ailleurs que « les deux mécanismes, voucher et utilisation d’un antibiotique conditionné à un DIV, sont parfaitement complémentaires ».

Toulouse School of Economics (TSE) est un centre de recherche et de formation de renommée mondiale qui réunit plus de 150 enseignants-chercheurs, parmi lesquels Jean Tirole, lauréat du Prix Nobel d’économie 2014.

En 2021, TSE a créé un Centre Santé dirigé par Pierre Dubois, afin de développer une recherche d'excellence dans le domaine de l'économie de la santé. Ce centre combine l'expertise propre de TSE avec le soutien financier et les connaissances de ses partenaires privés et publics.

Le projet mené par TSE sur le développement de nouveaux modèles économiques capables de valoriser de manière durable les innovations en matière de lutte contre l’antibiorésistance s’s’inscrit dans le cadre du consortium ARPEGE. Porté par Antabio, ce consortium français combine des approches préventives, de diagnostic, thérapeutiques et économiques, pour apporter une solution pluridisciplinaire au problème de l’antibiorésistance.

Les avis exprimés dans cet article ne sont pas nécessairement ceux de bioMérieux. 


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